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Réponses à quelques questions sur la lutte de l’Eglise contre le nazisme

Aux « Autorités spirituelles » de l’Eglise de France durant l’occupation, est fait le reproche d’avoir adopté une attitude de docilité vis-à-vis du pouvoir politique, dans l’intention de préserver ses « intérêts légitimes » (fidèles, oeuvres, institutions) mais au préjudice durespect de tout être humain : « les intérêts ecclésiastiques l’ont emporté sur les commandements de la conscience ».

Aveuglée par une longue « tradition d’anti-judaïsme », l’Eglise, dans sa hiérarchie, n’aurait pas pris la mesure de « l’immense drame planétaire en train de se jouer » (néanmoins, une vingtaine de lignes plus loin, le texte concède que, « au temps de l’Occupation, on ignorait encore la véritable dimension du génocide hitlérien »). De sorte qu’à l’occasion des statuts des Juifs d’octobre 1940 et juin 1941, « les évêques de France ne se sont pas exprimés publiquement, acquiesçant par leur silence à ces violations flagrantes des droits de l’homme et laissant le champ libre à l’engrenage mortifère ».

Et comme « les Pasteurs et les responsables de l’Eglise ont si longtemps laissé se développer l’enseignement du mépris à l’endroit des Juifs », nécessairement, continue la Déclaration, « les consciences se trouvaient souvent endormies et leur capacité de résistance amoindrie quand a surgi avec toute sa violence criminelle l’antisémitisme national-socialiste ».

Comment expliquer alors « le flux de charité chrétienne qui s’est déployé à la base, avec une générosité multiforme et en courant les plus grands risques, pour le sauvetage de milliers et de milliers de Juifs » ? Comment comprendre que « des religieux, des prêtres, des laïcs ont sauvé l’honneur de l’Eglise » ? Qui a réveillé cesconsciences endormies ?

En dépit de ce flux de charité chrétienne et de cet honneur sauvé, « l’Eglise de France doit reconnaître que l’indifférence l’a largement emporté sur l’indignation et que devant la persécution des Juifs, en particulier devant les mesures antisémites multiformes édictées par les autorités de Vichy, le silence a été la règle et les paroles en faveur des victimes l’exception ».

A supposer que soit avéré le silence des évêques de France qui sont clairement la cible des accusations, ne retrouve-t-on pas exprimé ici, comme un des défauts les plus français, le primat de la parole sur l’action ? « Ce n’est pas en me disant « Seigneur, Seigneur » qu’on entrera dans le Royaume des Cieux, mais c’est en faisant la volonté de mon Père qui est dans les cieux » (Mt, 7, 21).

Ne serait-ce pas, de surcroît, faire preuve d’anachronisme en confondant expression publique et expression médiatique, à une époque où n’existait pas la TV et où la radio comme la presse étaient soumises à censure ? « Supposons dès lors, explique Mgr Guerry en 1947, que l’historien de l’avenir, voulant étudier l’attitude de l’Eglise vis-à-vis de l’occupant ou vis-à-vis du Gouvernement français, compulse toutes les « Semaines Religieuses », en détache tous les extraits des lettres Episcopales rappelant le devoir de loyalisme envers le pouvoir établi : il s’empresserait de conclure que l’Episcopat s’est inféodé au Gouvernement. Or il se tromperait lourdement, puisque, précisément, tous les faits et toutes les paroles qui enseignaient la non-inféodation et affirmaient l’indépendance de l’Eglise, n’étaient cités nulle part et ne pouvaient pas l’être. C’est cependant cette erreur qu’ont commise certains, trop empressés à porter sur l’Eglise un jugement défavorable » [[Mgr Guerry – « L’Eglise catholique en France sous l’occupation », Flammarion 1947, pp 339-340.]].

En définitive, juger sereinement et scientifiquement de l’attitude de l’Eglise de France sous l’occupation au-delà des passions et des calculs, reviendrait à combler ce qu’Henri Amouroux appelle « les oublis de la mémoire ». L’écrasement militaire et la débâcle, le désarroi général et l’exode, l’effondrement des institutions de la IIIème République et la fuite des parlementaires trop heureux de céder le pouvoir à un vieillard, l’occupation d’une puissance tyrannique, alors que l’on voudrait inventer un Vichy sans Allemands.

Or dès juin 1940, Mgr Dubourg, évêque de Besançon, écrivait à leur propos : « Donnons-leur ce que nous ne pouvons leur refuser : c’est la loi de la guerre. Soyons corrects, mais ne soyons pas serviles. A plus forte raison, ni sourires de complaisance, ni familiarité. Restons dignes » [[Cité par Mgr Guerry, op cit p 21.]].

Les Pasteurs de l’Eglise durent faire preuve de dignité et de fermeté lorsque l’envahisseur, manifestant dès l’origine ses sentiments anticatholiques, inaugura un mois plus tard toute une série de perquisitions policières dans les Evêchés. Paris le 26 juillet, Lille le 27, puis Troyes, Sens, Autun, Nancy et Bordeaux où la Gestapo range déjà Mgr Feltin parmi les gaullistes !

Que savait-on de la Shoah ?

La Déclaration de repentance explique que « la tentative d’extermination du peuple juif, au lieu d’apparaître comme une question centrale sur le plan humain et spirituel, est restée à l’état d’enjeu secondaire ». Les évêques devaient-ils considérer comme secondaire la détresse de tant de familles et la situation des travailleurs requis ? Fallait-il qu’ils cessent de se préoccuper du sort des prisonniers et de celui des internés et déportés politiques ? L’Eglise devait-elle se désintéresser des tentatives de noyautage de l’Action Catholique ou du projet de mobilisation des femmes et des jeunes filles ? Fallait-il abandonner toute mission sociale et avaliser l’organisation de la jeunesse unique ou le projet de syndicat unique ?

En tout état de cause, le problème juif à cet instant de l’histoire n’est pas central. « La question de Vichy et des Juifs est devenue si centrale dans l’actualité que beaucoup d’historiens estiment qu’il y a danger à ne plus considérer cette période de notre histoire que sous l’angle de l’antisémitisme. Le risque serait de donner l’impression aux jeunes générations que l’antisémitisme occupait à Vichy la même place qu’il a pu occuper dans le régime nazi, ce qui est complètement faux », s’inquiétait Henri Rousso dans « Le Monde » du 5 mai 1993.

Et il confirmait plus récemment son point de vue : « Certes (…), statuts, fichiers, lois d’exclusion françaises ont facilité les arrestations massives de 1942-1943. Mais le sens de ces lois, promulguées entre juillet 1940 et l’été 1941, n’était pas celui de prémices d’une extermination, projet qui, à ce moment-là, n’est pas à l’ordre du jour, ni dans la politique de Vichy, ni même dans celle du Reich » [[Henri Rousso et Eric Conan – « Vichy, un passé qui ne passe pas, » Fayard 1994 – Cité in « Spectacle du Monde », octobre 1997, p 59.]].

On mesure à ce sujet le gouffre qui sépare le discours historique, précis, nuancé, documenté et rationnel, du vacarme médiatique manichéen et réducteur, malveillant et surtout éminemment passionnel. A tel point que « c’est aujourd’hui toute l’histoire des années 40 qui est en voie de réécriture » [[Henri Amouroux – « La page n’est pas encore tournée », Robert Laffont, 1993, p 13.]].

La »solution finale », à savoir l’extermination de tous les Juifs d’Europe, n’a été arrêtée qu’à la Conférence de Wannsee du 20 janvier 1942. Au préalable, il était plutôt question de rassembler toute la population juive dans un même pays; il y eut la Pologne, l’Ukraine puis Madagascar.

Le grand rabbin Kaplan dira lui-même qu’on ne pouvait douter de la solution finale à partir du début 44 ! C’est donc qu’avant cette date, le doute, même pour lui, était permis. De fait, ce fut l’un des secrets les mieux gardés par les Allemands : l’expression elle-même était codée et ne fut comprise qu’à Nuremberg.

« Comment croire l’incroyable ? », avoue René Rémond qui, pour Laval, précise : « L’idée ne lui serait même pas venue qu’il envoyait ces malheureux enfants à la mort » [[Asher Cohen – « Persécutions et sauvetages; Juifs et Français sous l’Occupation et sous Vichy » – Cerf 1993 – Préface de René Rémond, p IV.]].

Asher Cohen explique la difficulté à accepter une telle monstruosité : « Tout renseignement sur la tuerie en masse des Juifs ne pouvait venir que de sources clandestines et par définition incontrôlables. Le massacre de millions de personnes, apparemment sans aucune utilité logique ni nécessité rationnelle, devait être compris en se fondant sur des bribes d’informations provenant de sources anonymes et souvent contradictoires : des rumeurs » [[Asher Cohen ,op cit p 316.]].

A tel point donc que « le génocide le plus monstrueux de l’histoire de l’humanité put se développer pendant cinq ans, dans l’ignorance la plus totale » (Sean Mac Bride, prix nobel de la paix, Président d’Amnesty International jusqu’à un passé récent) [[Cité par Jacques Le Groignec – « Pétain, gloire et sacrifice », NEL, p 162.]].

De fait, Cohen raconte cette histoire, que l’on retrouve également chez Paxton, historien très critique de cette période, selon laquelle deux Juifs s’évadent à l’été 1944, traversent l’Allemagne, la Hollande, la Belgique jusqu’en France, pour témoigner devant les organisations juives de ce qu’ils avaient vu et vécu, consigné dans les « Protocoles d’Auschwitz » : on ne voulut pas les croire.

Anny Latour, dans « La résistance juive en France », renchérit : « Ceux qui l’avaient vu, cet enfer, n’étaient pas crus. Mais qui, je vous le demande, qui pouvait le croire ? » [[Cité par Asher Cohen, op cit p 326.]].

Ce qui est confirmé par des résistants comme Claude Bourdet : « A l’époque, nous n’avions pas le sentiment que les Juifs étaient plus menacés que les autres ennemis du nazisme » [[Id supra p 327.]], et Jacques Chaban-Delams, sur un plan plus général encore : « c’est que dans les premières années, notre action était commandée par l’expulsion de l’occupant. C’est progressivement, en apprenant ce qui se passait, que nous avons pris conscience d’un phénomène qui nous avait échappé et qui était le nazisme » (au procès de Klaus Barbie) [[Id supra p 205.]].

Très révélateur enfin est ce propos d’Henri Amouroux : « Comment imaginer que le général De Gaulle, s’il avait su, aurait gardé le silence ? Or, dans aucun de ses discours de guerre, il ne mentionne la déportation, les camps, le génocide » [[Cité in « Spectacle du Monde », octobre 1997, pp 60-61.]].

Pour juger de l’attitude de l’Eglise, il faudra évidemment tenir compte de ce aspect capital des choses.

Les condamnations de l’Eglise

Chacun connaît l’encyclique « Mit Brennender Sorge » publiée par le Pape Pie XI en 1937, pour une bonne part rédigée par le Cardinal Pacelli. La presse allemande s’enflamma contre le futur Pie XII en titrant : « Pie XI était à moitié juif, le Cardinal Pacelli l’est complètement ».

Mais dès 1928, le Saint-Office publiait un décret rappelant clairement la ligne de l’Eglise : « Le siège apostolique condamne de la façon la plus nette la haine contre le peuple qui était autrefois le peuple élu de Dieu, cette haine qu’on désigne aujourd’hui en général sous le nom d’antisémitisme ».

Aux premiers jours de l’arrivée d’Hitler au pouvoir, voici ce que lance le 12 avril 1933 le cardinal Saliège, Archevêque de Toulouse : « Comment voulez-vous que je ne me sente pas lié à Israël comme la branche au tronc qui l’a portée ! » [[Cité par le Père Sales dans « Résistance chrétienne à l’antisémitisme », Cardinal Henri De Lubac, Fayard 1988, p 11.]].

Le cardinal Verdier, Archevêque de Paris, en commun avec les cardinaux Van Roye (Malines) et Schuster (Milan), au lendemain de la « Kristalnacht » des 9 et 10 novembre 1938, déclare : « Tout près de nous, au nom des droits de la race, des milliers et des milliers d’hommes sont traqués comme des bêtes fauves, dépouillés de leurs biens, véritables parias qui cherchent en vain au sein de la civilisation un asile et un morceau de pain. Voilà l’aboutissement de la théorie raciale ».

Le cardinal Saliège, encore lui, dénonce à l’occasion du carême 1939, « la nouvelle hérésie du nazisme, qui brise l’unité humaine et met dans un sang qu’elle croit privilégié une valeur surhumaine ».L’Assemblée épiscopale française étudia concrètement la question à l’Archevêché de Lyon, le 31 août 1940, lorsque l’on pouvait commencer à craindre des mesures législatives contre les Juifs. En décembre 1940, sous l’impulsion de l’Abbé Glasberg, le cardinal Gerlier, Archevêque de Lyon, envoya Mgr Guerry plaider auprès du gouvernement la cause des Israélites enfermés au camp de Gurs (pour lesquels le Pape Pie XII fit parvenir à deux reprises une importante aide financière) : « Ce n’est pas pour nous, gens d’Eglise, que j’entreprends cette démarche au nom du cardinal-archevêque de Lyon : c’est pour des israélites, victimes de mesures de violence » [[Mgr Guerry – Op cit, p 38.]].

A la demande du cardinal Gerlier, Mgr Chollet analysa en janvier 1941 une sorte de déclaration des droits de l’homme et du citoyen élaborée à Vichy, communiqua à Pie XII sa réponse négative pour « erreurs doctrinales » sur cinq des seize thèses présentées, et obtint l’accord du Pape sur cette analyse.

Déjà la presse ultra-collaborationniste s’excite : « Qui commande aux Catholiques : le Pape ou les Juifs ? » (« Paris-Soir », 13 mai 1941)

Suite à la loi du 2 juin 1941, la Faculté de Théologie de Lyon en dénonce les injustices dans un texte dont le cardinal Gerlier approuve chaleureusement la teneur.

Le 24 juillet, l’Assemblée des cardinaux et archevêques de la zone occupée publie une déclaration qui rappelle « le sens du respect de la personne humaine, de sa dignité, de ses libertés essentielles » et réprouve « toutes injustices et tous excès envers qui que ce soit ». Tous les archevêques de la zone sud y souscriront dans les jours suivants. Considérée comme timide par certains critiques, le cardinal de Lubac estime que ce texte fut loin d’être sans effet : »Une telle déclaration peut nous paraître aujourd’hui bien générale et bien pâle. Nous sommes tentés de n’y voir guère autre chose que des formules abstraites, quasi conventionnelles. Il nous est difficile, à distance et dans un contexte serein, de juger ce qu’il convenait, ce qu’il était utile, ce qu’il était simplement possible de faire en ces situations tragiques et embrouillées. Les archevêques rassemblés pouvaient avoir plus d’une raison d’estimer qu’une condamnation foudroyante risquait de causer plus de mal que de bien [[Il y avait eu un précédent en Hollande où les Allemands, irrités de la protestation publique et ferme de l’épiscopat à la suite de sévices appliqués aux Juifs, déclenchèrent immédiatement des rafles dans tout le pays.]] en leur ôtant de façon définitive toute audience auprès des pouvoirs publics (…). On peut dire, si l’on oublie les circonstances, que c’était peu. Ce n’était pas « rien, rien, rien ». Ce « peu » fut fort bien compris. Et, nous allons le voir, très mal reçu à Vichy, où l’on s’en inquiéta fort (…). Propos certes généraux, mais dont les réactions qu’ils suscitèrent dans le contexte du temps attestent qu’ils ne pouvaient passer inaperçus » [[Cardinal de Lubac, op cit pp 78-79.]].

En juillet 1942, près de 13.000 Juifs sont arrêtés et conduits au Vélodrome d’Hiver. L’Assemblée des cardinaux et archevêques de la zone occupée, après avoir envisagé les éventuelles répercussions de sa décision, proteste auprès du gouvernement et du Chef de l’Etat. En zone libre, ce fut un chapelet de protestations épiscopales : Mgr Saliège à Toulouse et Mgr Théas à Montauban en août; Mgr Delay à Marseille, le cardinal Gerlier à Lyon, Mgr Moussaron à Albi et Mgr Vanstenberghe à Bayonne en septembre. Celles de Mgr Théas et du cardinal Gerlier furent intégralement reprises sur la radio de Londres le 15 septembre 1942.

Il n’est pas inutile de signaler en cet endroit que Brasillach accusa Mgr Saliège de « révolte quasi-ouverte contre l’ordre nouveau » (« Je suis partout », 21 août 1942), ni d’insister sur l’hostilité de la presse de l’ultra-collaboration, généralement anti-chrétienne, qui se manifeste ici contre Mgr Gerlier : « Du fait de son autorité sacerdotale qu’il prostitue, cet homme est un danger public et il est un de ceux qui méritent immédiatement le poteau. Au nom de la France, au nom de ma Patrie chérie, de la chrétienté tout entière, je réclame la tête de Gerlier, cardinal, talmudiste délirant, traître à sa foi, à son pays, à sa race, Gerlier, je vous hais » (« Au Pilori », 8 octobre 1942)

Le journal « L’Oeuvre » du 22 octobre 1942 déclare quant à lui : « Ne nous leurrons point : l’alliance des grands arrivistes de l’Eglise catholique avec la communauté juive demeure totale, absolue » [[Violemment pris à partie dans « Je suis partout » du 9 octobre 1942, Mgr Petit de Juleville, archevêque de Rouen, fut également contraint de supprimer sa propre « Semaine Religieuse » pour ne pas publier des textes imposés par les autorités d’occupation.]].

Au contraire, les journaux de la résistance saluent l’attitude de l’Eglise par des titres comme « Résistance du clergé ».

Car ce ne sont pas que les évêques qui se mobilisent. Ils sont certes aux avant-postes en tant que premiers pasteurs, mais tous les curés de France parlent la voix de l’Eglise. Les protestations publiques des évêques sont intégralement lues en chaire. La pression est continuelle. Comme ce curé de Saint-Pierre du Gros Caillou à Paris, qui prononce l’homélie la plus courte de son existence : « Mes frères, le peu que je vais dire peut me valoir la prison. L’Eglise condamne le racisme. Amen » [[Cité par Asher Cohen, op cit p 211.]].

Les Juifs eux-mêmes manifestèrent publiquement leur reconnaissance : le Président du Consistoire de Lyon Goldschmidt et le Grand Rabbin de France Schwartz auprès du cardinal Gerlier; le Grand Rabbin de Paris Weill auprès du cardinal Suhard; le Grand Rabbin de Bruxelles auprès de Mgr Bernard, évêque de Perpignan…

Dans leur lettre sur la Consécration de la France au Coeur Immaculée de Marie en mars 1943, les cardinaux et archevêques de France rappelaient la doctrine catholique de l’Eglise sur la dignité de la personne humaine : le texte fut entièrement supprimé par la censure allemande.

En août de la même année, Mgr Chappoulie reprocha à Laval le texte de loi qu’il venait de signer et qui retirait la nationalité française aux Juifs naturalisés depuis 1927 : cette loi ne vit jamais le jour. Action discrète et efficace puisqu’elle « a empêché, en engageant tout le poids de l’Eglise de France, la promulgation de la loi fin prête, qui aurait mis les Juifs hors la loi et aurait entraîné l’assassinat en règle d’environ 100.000 Juifs » [[Serge Klarsfeld, cité par l’Abbé René Laurentin, « Le Figaro » du 3 octobre 1997.]].

Quel fut l’impact de ces condamnations ?

Là encore, les historiens sont unanimes. Asher Cohen montre à l’envi que la voix de l’épiscopat se fit entendre, qu’elle fut entendue et comprise, qu’elle eut un impact considérable sur le cours de l’histoire de France et ne fut donc pas sans répercussion sur le sort de l’Europe.

« Répétées maintes fois partout, ces déclarations constituèrent pendant des mois une pression constante sur le gouvernement Laval (…). L’impact des déclarations ecclésiastiques agit immédiatement sur l’opinion publique » [[Asher Cohen, op cit p308.]].

Il faut bien accorder ici leur signification aux mots en relisant à plusieurs reprises cette constatation d’Asher Cohen. Car ce qu’elle indique, et qui est le noeud de son ouvrage « Persécutions et sauvetages » est repris sous son autorité par René Rémond dans la préface qu’il lui a accordée. En substance, elle montre que l’Eglise, par la voix de ses pasteurs, a influé sur la politique et nourri l’opinion publique.

Et ce presque seule. L’Eglise protestante, notamment par le Pasteur Boegner, aura un rôle important. Mais la puissance de référence alors, en autorité et en humanité, c’est l’Eglise catholique. C’est encore l’avis de Jean-Marie Mayeur :

« Une lecture critique de la protestation des Eglises ne doit pas masquer le fait majeur : par leurs déclarations et leurs prises de positions, les Eglises, jouant un rôle de suppléance dans un pays privé de vie politique et de liberté, ont parlé dans le silence des corps constitués et des autorités sociales. Sur le moment l’opinion, en France et dans le monde, ne s’y méprit point » [[ « La France et la question juive », p 170 – cité par de Lubac, op cit pp 135-136.]].

Bien plus encore, cette parole des Pasteurs entraînait les fidèles à la mobilisation : « Lues en chaire, diffusées par la presse clandestine, portées jusqu’aux extrémités du pays par une transmission orale extraordinairement prompte et efficace, les déclarations du Cardinal Gerlier, de Mgr Saliège, de Mgr Théas eurent un prodigieux retentissement, et la protestation des Pasteurs trouvait un écho dans le dévouement des prêtres et des fidèles » [[Latreille et Rémond, « Histoire du Catholicisme en France », TIII, Spes 1962, p 618 – Cité par de Lubac, op cit p 201.]].

Cependant, là encore, l’Eglise de France est jugée frileuse. Sa satisfaction de voir des aspects importants de son enseignement traduits dans la politique du moment aurait édulcoré son discours. C’est au contraire l’inverse qui se produisit. L’intervention permanente de l’Eglise a pesé sur la politique.

Et René Rémond abonde : « Les quelques protestations publiques d’évêques dans l’été 42 n’ont pas seulement témoigné en faveur de l’humanité et sauvé l’honneur du nom chrétien, mais ont impressionné les pouvoirs publics, freiné leur coopération avec les Allemands, et sauvé immédiatement des centaines de Juifs » [[René Rémond, in Asher Cohen, op cit p VII.]].

Conditions historiques, circonstances particulières

Dans son livre « Résistance chrétienne à l’antisémitisme », le cardinal de Lubac raconte l’épopée des « Cahiers du Témoignage Chrétien » (qui subirent après la guerre une évolution que condamnèrent leurs fondateurs) qui se nourrissaient principalement des textes de la hiérarchie catholique, rédigés clandestinement mais toujours en lien avec l’épiscopat.

Le cardinal de Lubac insiste sur le soutien enthousiaste des évêques à telle et telle initiative, mais « leurs encouragements ne pouvaient se manifester en public » (p. 131). Les « Cahiers » du Témoignage Chrétien « faisaient franchement connaître ce qu’eux-mêmes ne pouvaient crier sur les toits » (p. 133).

Mieux, par sagesse et par prudence, ils souhaitaient distinguer les taches et ignorer tout ce qui aurait pu compromettre l’un des initiateurs de ces « Cahiers » dans l’éventualité d’un interrogatoire de police.

Car, dans un débat purement théorique, on peut se comporter de manière irréductible. Dans la pratique, les choses sont moins simples, et se posait souvent la pénible alternative entre la légalité et la résistance, avec toute sa brutalité et ses risques, pour ceux qui avaient une décision à prendre.

D’autre part, le bien ne fait pas forcément de bruit, et peu connus sont les innombrables actes cachés de courage et de dévouement dont la population française a donné l’exemple et que nous illustrerons plus loin.

Un autre long passage s’impose. Le cardinal de Lubac a vécu cette période, il a participé en tant que théologien à la rédaction de beaucoup de textes circulant dans la clandestinité.

« Ceux qui ont écrit sur ces années tourmentées ne se sont pas toujours bien rendu compte, même si quelque passion encore mal éteinte ne troublait pas leur vue, des conditions dans lesquelles vivait alors l’Eglise de France. Il ne leur est pas possible, en effet, de retrouver la trace de tous les liens qui furent plus nombreux qu’on ne pense entre les diverses catégories de ses membres et qui n’ont pas laissé d’attestations écrites. Ententes muettes, entretiens secrets, papiers confidentiels aussitôt détruits : tout cela échappe forcément à leurs investigations (…). La distinction rigide entre une Eglise officielle et le monde souterrain des « résistants » offre à l’historien un cadre commode, mais dans bien des cas ne correspond pas à la réalité, beaucoup plus complexe et plus mouvante. Les textes de la double Assemblée (nord et sud) des cardinaux et archevêques engageaient en principe tout l’épiscopat ; la double nécessité d’obtenir un assentiment moralement unanime et de ne pas donner prise à des interprétations injustifiées qui auraient ruiné leur effet auprès des hommes au pouvoir a souvent affaibli leur langage. Il n’en pouvait être autrement » [[De Lubac, op cit p 135.]].

D’autant qu’il ne faut pas non plus oublier la censure qui frappait pratiquement toutes les « Semaine Religieuse ». Mgr Charles Molette [[Mgr Charles Molette – « Prêtres, religieux et religieuses dans la résistance au nazisme « (1940-1945), Fayard 1995, p 9.]] signale l’intervention en 1976 de Mgr Mondesert, évêque auxiliaire de Grenoble, qui soulignait la nécessité d’aller au-delà des textes officiels pour écrire la véritable histoire de l’Eglise durant la Résistance, et notamment l’action de Mgr Maisonobe, évêque de Belley dans l’Ain.

Ni oublier que les Juifs eux-mêmes suppliaient les autorités catholiques de ne pas trop en faire. Ce fut notamment le cas lorsque le Père Chaillet demanda à Mgr Gerlier de stigmatiser les conditions misérables d’internement des Juifs étrangers; mais Helbronner, le Président du Consistoire, s’y opposa parce que « un tel geste ne pouvait qu’aggraver la situation en suscitant des mesures d’internement analogues à l’encontre des israélites français » [[De Lubac, op cit p 195. Un cas presqu’identique fut relevé avec le cardinal Suhard.]].

C’est ce même Helbronner qui déclare son admiration dès le 13 mai 1942 dans son discours à l’Assemblée du Rabbinat :

« Jamais le judaïsme ne pourra être assez reconnaissant de ce que font pour nous, sans aucune arrière pensée, prélats, prêtres, pasteurs et fidèles catholiques et protestants. Et ma gratitude s’adresse spécialement au Prince de l’Eglise compatissant et charitable à toutes les infortunes qui exerce avec tant de grandeur aujourd’hui, en fait comme en titre, le primat des Gaules » (il s’agit de Mgr Gerlier) [[De Lubac, op cit p 189.]].

Le grand rabbin Kaplan confirmera en 1965, en parlant des « Justes » : « le cardinal Gerlier a été de ceux-là. Il a occupé une place d’honneur parmi eux. C’est pourquoi son souvenir restera toujours présent dans notre communauté » [[De Lubac, opus cit, p. 196.]].

Mgr Rémond, évêque de Nice et oncle de l’historien, se verra également décerner le titre de « juste parmi les nations » pour son action miséricordieuse.

Il reste à évoquer la multitude des actions entreprises par le clergé et l’omniprésence de l’Eglise dans les actions de sauvetage : en dehors de la participation directe des évêques, incontestable, comment imaginer qu’ils aient pu désapprouver ou ignorer ce que nous allons voir maintenant ?

« Le clergé a été l’âme de la résistance » [[Ce furent les mots du général De Gaulle à Mgr Théas – cité dans « Pie XII face aux nazis », Charles Klein.]]

Il n’est pas possible de reprendre ici une description même sommaire du « flux de charité » et de la « générosité multiforme » des Français et particulièrement des catholiques; nous nous contenterons de quelques exemples somme toute significatifs.

Mgr Rémond, à Nice, a sauvé plus de 500 enfants juifs. Il laissera un certain Moussa Abadi, juif d’origine syrienne, organiser ses activités de sauvetage à l’évêché même puis le nommera inspecteur de l’enseignement catholique diocésain en lui remettant un ordre de mission lui permettant de circuler à son gré. Cet évêque est la bête noire du CGQJ (commissariat général aux questions juives) parce qu’avec lui « les juifs auront toute facilité pour se procurer de faux certificats de baptême ».

Mgr Saliège confie toute l’action clandestine à son adjoint, Mgr Courrège, qui organise réseaux de sauvetages et officines de faux-papiers.

Le cardinal Gerlier couvre les activités du Père Chaillet malgré les pressions du Préfet. Par l’intermédiaire de son secrétaire Mgr Maury, il était aussi en contact avec les résistants lyonnais, ce qui faisait dire aux occupants qu’il n’était pas le Primat des Gaules mais « le Primat de De Gaulle ».

L’abbé Glasberg fut un des premiers à créer un réseau de sauvetage clandestin, avec fabrication de faux-papiers, organisation de caches, soins…

Le livre d’Asher Cohen fourmille d’exemples édifiants : « Des centaines de rescapés doivent la vie » au père Roger Braun. « Plusieurs juives sont hébergées dans une maison de repos appartenant aux religieuses du Bon Pasteur à Limoges(…) Un juif a été engagé comme professeur par le supérieur du collège Léon XIII à Châteauroux ».

Juliette Vidal, « catholique pieuse », directrice de l’Aide aux Mères à Saint-Etienne, cacha et sauva un grand nombre de juifs, aidée de son curé.

A Lille, une trentaine d’enfants sont sauvés par l’abbé Robert Sialh, ancien avocat renommé, grâce aux trois orphelinats religieux dont il est responsable. Toujours à Lille, le chanoine Raymond Vancourt cache plusieurs juifs et des jeunes résistants, dont un certain Jean Lecanuet.

L’ »Amitié Chrétienne » « a contribué à sauver quelques centaines et même quelques milliers de Juifs. C’est beaucoup pour une poignée de militants ». Dans le « Service André », groupe destiné à contrer la déportation, on retrouve le RP de Parceval, prieur des dominicains, le RP Brémond, jésuite, le RP Marie-Benoît capucin, des pasteurs et des rabbins.

Le maire d’Annemasse, Jean Deffaugt est catholique pratiquant, fidèle au Maréchal Pétain en tant qu’ancien combattant de 14-18. Il rendit d’innombrables services à la résistance et contribua beaucoup aux sauvetages menés vers la frontière suisse grâce aux bonnes relations qu’il entretenait avec l’occupant, qui lui permettaient d’entrer à la prison pour y apporter vivres, médicaments et chaleur humaine, certificats de baptême et autorisations de sortie.

Ceux qui ont vu le film de Louis Malle « Au revoir les enfants », se souviennent qu’il est basé sur un fait réel, et que le titre reprend les dernières paroles que le directeur de l’école lança à ses élèves avant d’être emmené par la Gestapo pour avoir caché des enfants juifs dans son établissement.

Vis-à-vis de la Résistance, on retrouve bien souvent des ecclésiastiques à la tête d’organisations locales, sans être en marge ou en mal par rapport à leur hiérarchie, car « tandis que la Résistance s’organise, il n’y a pas dans un document officiel de l’épiscopat une parole contre ses chefs ou une interdiction faite aux catholiques d’y entrer » [[Mgr Guerry, cité par de Lubac, p 246.]]. Position qui rejoint naturellement celle de Rome : « Le Saint-Siège ne saurait désapprouver un mouvement qui a pour but la libération de son pays, ce qui est un devoir sacro-saint », estime le Père de Lubac [[De Lubac, op cit p 106.]].

En fait, qu’ils soient monarchistes ou républicains, les catholiques se retrouvèrent dans le maquis souvent même pour l’animer. Des prêtres comme le Père de Montcheuil visitaient le maquis pour assurer une certaine vie spirituelle, là où l’influence du communisme entraînait chez les jeunes une temporalisation presque complète de leur idée de Royaume de Dieu.

Dans un document classé très confidentiel intitulé « la situation religieuse en France », le docteur Klassen écrit : « En contraste avec les hommes d’Eglise protestants, le clergé catholique dirigeant évite de lier le catholicisme et le combat de la résistance bien que, comme on le sait, les associations de jeunesse catholique, le clergé régulier et le bas clergé séculier se soient particulièrement distingués dans le mouvement de résistance » [[Charles Klein, op cit.]]. On ne peut oublier les noms du Colonel Rémy, de Tom Morel, d’Honoré d’Estienne d’Orves…

Autorités et opinion publique

René Rémond, dans sa préface à l’ouvrage d’Asher Cohen maintes fois cité, en résume et en analyse le contenu : si l’on s’en tient à la question juive, dit-il, on doit reconnaître que le sort des Juifs était lié à l’opinion publique française, que pour eux l’aide d’une partie au moins de la population était une condition de survie. La France était vaincue, l’adversaire imposait sa loi.

Or, tous les rapports des organismes comme le CGQJ (Commissariat Général aux Questions Juives), la PQJ (Police aux Questions Juives) ruinent la thèse d’une opinion majoritairement opposée aux Juifs ou simplement indifférente à leurs malheurs. Au point qu’un rapport datant de 1943 estime que les Juifs jouissent désormais de la sympathie de 90 % de la population au moins. Mais dès 1940, un rapport des RG avertissait : « On commettrait une grave erreur en prenant le silence actuel pour une adhésion tacite ou une approbation ».

Et René Rémond enchaîne sur le lien entre l’état de cette opinion publique et la politique, montrant, à la suite d’Asher Cohen, que cette pression de l’opinion a contribué à retarder, atténuer voire annuler certaines mesures : « Certes, il n’y eut qu’une minorité de Français à risquer leur liberté et leur vie pour sauver des Juifs, mais la masse de la population a, au minimum, refusé toute complicité avec la persécution » [[Asher Cohen, op cit, p VII.]].

Là encore, les exemples fourmillent. Mais, plus globalement, s’il reste encore 40.000 Juifs dans la capitale à la libération, c’est grâce à cette mobilisation de l’opinion publique; et si 8 à 10.000 enfants de moins de 18 ans sont épargnés dans les opérations de sauvetage, c’est grâce à l’opinion publique française. Peut-être est-ce pour cette époque qu’Alexandre Soljenitsyne a si justement écrit : « ils changent quand même la face du monde les partisans du peu à peu qui savent ne pas déchirer la trame des événements ».

Maurice Brenner, de l’UGIF (Union générale des Israélites français) estime que « le peuple dans son ensemble n’est pas réellement antisémite, du moins ni brutalement, ni germaniquement ». Quant à Asher Cohen : « Il faut reconnaître que l’attitude envers les Juifs en France ne fut jamais comparable à la situation qui régnait en Allemagne nazie (…). Les Juifs ne furent jamais expressément exclus de la communauté humaine » [[Asher Cohen, op cit, p 492 et p 313.]].

Sans arrêt, les responsables allemands en France se plaindront de l’obstruction de l’opinion publique. Knochen s’irritera par exemple des réactions à l’apparition de l’étoile jaune, de nombreux français l’arborant volontairement en y rajoutant avec malice « Papou » ou encore « Auvergnat ».

Comment ne pas évoquer d’autre part la résistance et l’opposition manifestées par les officiels français ayant la responsabilité de faire appliquer les lois promulguées. L’opinion générale actuelle, quand elle n’est pas totalement ignorante du sujet, se persuade de l’existence de quelques îlots de vertu dans un océan de trahison et de lâcheté. C’est faire abstraction de l’évolution de la situation d’une part, et des nuances à l’intérieur même du concept de collaboration d’autre part. Si Robert Aron, parlant de la collaboration économique, a conclu à un véritable sabotage de la part des responsables français, c’est bien pour traduire une réalité qu’ont confirmée dans ce domaine les procès de l’épuration : 85 % des dossiers ouverts pour collaboration économique furent classés sans suite ou hors de cause [[Robert Aron – « Histoire de l’épuration », Fayard, 4 tomes, 1967 à 1975.]].

A propos des mesures prises contre les Juifs, on ne peut que remarquer l’énorme distance entre les textes et les comportements. Citons quelques faits.

Le grand rabbin de Colmar, Jean Eickinski, crée la première officine de faux-papiers avec la couverture du Préfet.

Les préfets de Toulouse et de Haute-Savoie sont dénoncés par les agents du CGQJ pour avoir détruit les dossiers relatifs aux Juifs. Ces mêmes agents vilipendent le préfet d’Annecy qui ne veut pas coopérer à l’éloignement des Juifs de la frontière.

C’est Léon Poliazkov qui témoigne que le rabbin de Marseille recevait de multiples aides, notamment du compréhensif M. Roux, chef du service des étrangers à la préfecture des Bouches-du-Rhône.

Plus globalement, les délégués du CGQJ dénoncent l’attitude philosémite des tribunaux français et le comportement projuif de certains milieux universitaires. C’est le cas de l’Université de Strasbourg qui dépasse le numerus clausus et qui refuse de donner la liste des étudiants juifs. La SEC (Section d’Enquête et de Contrôle) qui rapporte en septembre 1942 que « nombreux sont ceux qui, très haut placés dans les préfectures, mairies, police nationale, propagande, etc.., favorisent les Juifs » [[Asher Cohen, op cit, p 302.]].

L’IEQJ (Institut d’Etudes aux Questions Juives) renchérit en octobre 1942 : « Un fait demeure constant dans tous ces récits : la mansuétude criminelle avec laquelle sont traités les coupables (les Juifs); instruction poursuivie durant des semaines, des mois, voire même des années, avec comme corollaire, mise en liberté provisoire des inculpés, acquittements scandaleux ou châtiments dérisoires, encore tempérés chaque fois qu’il est possible par le bénéfice du sursis. De qui se moque-t-on ? (…). Et cette pourriture est à la tête : état-major, magistrature, police… » [[Id supra, p 347.]].

On retrouve le même constat chez des Allemands comme Dannecker qui se lamente de l’attitude attentiste souvent récalcitrante des délégués du gouvernement et des fonctionnaires français au sujet de la solution de la question juive. Et ce jusqu’au sommet. Xavier Vallat fut le premier commissaire aux questions juives; à son sujet, le docteur Nora, israélite, révélera : « Par lui, j’ai pu connaître la date de certaines grandes rafles et, en particulier, celle du 16 juillet 1942, indiscrétion voulue par lui et qui nous permit de sauver environ 10.000 israélites » [[Jacques Le Groignec, « Pétain, gloire et sacrifice », op. cit. p. 241.]].

Cet exemple sera si largement suivi qu’il serait fastidieux de citer toutes les situations où les gendarmes, policiers ou autres fonctionnaires prévenaient à l’avance ceux qu’ils devaient arrêter pour leur donner le temps de réagir. Contentons-nous de cette appréciation globale d’Asher Cohen : « La non-coopération policière, qui commençait à se développer vers septembre/octobre 1942, surtout dans la zone sud, eut une répercussion directe sur la survie de dizaines de milliers de Juifs » [[Asher Cohen, op cit, p 416.]]. Ainsi dans la région de Nice où résidaient entre 25 et 30.000 juifs dont 2.000 furent déportés : résultats atroces, mais relativement maigres, grâce notamment à l’obstruction policière et à celle du Préfet Chaigneau qui avait détruit les listes établies par son administration, « ce qui semble conforme aux directives de Laval » précise Cohen (p. 461) !

A propos de Pierre Laval précisément, le Grand Rabbin Hirschler témoignera à son procès : « Je connais bien M. Laval et je sais ses difficultés. Les Juifs français n’oublieront jamais ce qu’il a fait pour eux » [[Jacques Le groignec, opus. p. 244.]].

Même dans les services responsables de la censure imposée par les Allemands, le Père Dillard rendra compte de l’évidente bonne volonté malgré l’absence de marge de manoeuvre. S’adressant au Père de Lubac : « Croyez bien, cher Père, que personne n’est à accuser ici. Les cas de conscience sont cruels, mais j’ai l’impression que chacun fait son devoir » [[De Lubac, op cit, pp 112-113.]].

Eglise et politique

A l’automne 1936, les cardinaux français mettent les catholiques en garde, non pas tant contre la politique du gouvernement Blum que vis-à-vis du climat qui entoure le Front Populaire car « Dieu chassé officiellement de partout est devenu pour les masses le « Dieu inconnu » et du même coup l’ordre moral et social, dont il est le nécessaire fondement, ne peut que chanceler et tomber ». Et le laïcisme est montré du doigt. Sous le gouvernement Daladier, changement de ton. En décembre 1938, les évêques sont plus optimistes : « Nous voulons croire que l’heure du redressement national a changé ».

Avec la Révolution Nationale, c’est autant la « divine surprise » dont se félicite Charles Maurras que la « coïncidence » qui réjouit Emmanuel Mounier. Résumant l’évolution ci-dessus évoquée, Jean-Marie Mayeur explique que le problème n’est donc pas de savoir si les évêques se sont ou non ralliés à Pétain. Il est d’un autre ordre. Les évêques n’avaient cessé depuis des années, tout en s’efforçant de rompre les solidarités de l’Eglise avec le monde conservateur, de condamner l’individualisme, le laïcisme, d’inviter au redressement national. Soudain, les événements paraissent leur donner raison et leurs propos n’étaient plus à contre-courant.

Analyse confirmée par Etienne Fouilloux : « Ainsi l’Eglise catholique ne verse-t-elle guère de larmes en 1940 sur une IIIè République victime de ses errements autant que des armées d’Hitler (…). Et l’adhésion du catholicisme à Pétain ainsi qu’à la Révolution Nationale, dans la mesure où elle recoupe ses propres conceptions, s’explique d’autant mieux que l’Etat français brime les forces laïques et apporte à l’Eglise ses premières satisfactions tangibles » [[« Histoire du Christianisme, guerres mondiales et totalitarismes (1914-1958) » – Desclée/ Fayard 1990, p 467.]].

Il va de soi que peu d’ecclésiastiques s’avançaient à contredire le Maréchal Pétain quand il lui arrivait de dire aux enfants qu’il rencontrait : « Allez à la messe, on n’y apprend que de bonnes choses », même si lui-même n’était pas un familier des églises. Lorsque le cardinal Gerlier lance en 1940 : « Pétain, c’est la France et la France c’est Pétain », il ne se contente pas de traduire le sentiment populaire. La tradition de l’Eglise est légaliste et la constitution démocratique du gouvernement, par une assemblée issue du Front Populaire, compta beaucoup dans l’appréciation des évêques. Mais la confiance manifestée n’est ni aveugle, ni inconditionnelle.

« Nous voulons que, sans inféodation, soit pratiqué un loyalisme sincère et complet envers le pouvoir établi », déclara l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques le 24 juillet 1941. »Le respect dû à l’autorité ne demande pas que nous déifions celui qui la personnifie », rappellera Mgr Feltin [[Cité par de Lubac, op cit, p 197.]].

Pourquoi ne pas choisir la voie de la résistance ouverte ? Par sagesse, répond le cardinal de Lubac : « Le cardinal (Gerlier) et ses collègues répondaient que refuser son adhésion, étant donné nos divisions intérieures, serait exposer le pays à l’anarchie. Il admettait que chacun, devant telle situation particulière, prit la décision que lui dicterait sa conscience, mais il « ne voulait pas compromettre l’Eglise dans l’aventure d’une insurrection qui engendrerait une anarchie que la puissance occupante pouvait noyer dans le sang », et « il ne voulait pas davantage l’engager dans les voies équivoques d’une collaboration avec le national-socialisme » [[De Lubac, op cit, p 212.]]. Même en 1944, Mgr Blanchet, évêque de Saint Dié, s’en tient à cette option vis-à-vis d’un gouvernement tombé, de fait, aux mains de l’occupant, « mais dont le maintien sur place, malgré ses fautes, peut encore épargner au pays, jusqu’à un certain point, une guerre civile et une anarchie suivies de la domination définitive d’un des deux totalitarismes : le rouge ou le brun » [[Id supra, p 214.]].

S’il faut mentionner le cas du cardinal Baudrillart qui s’enflammait pour la croisade contre le bolchevisme au point de soutenir l’ultra-collaboration; s’il ne faut pas taire les excès de langage de Mgr Caillot, évêque de Grenoble, qui se félicite des mesures prises contre les « métèques dont les Juifs offraient le spécimen le plus marqué », il s’agit d’exceptions. La seule collaboration qu’envisage Mgr Tthéas, c’est celle « que nous apportons en restant sur notre terrain propre, en exerçant une action proprement spirituelle, (et) donnons cette collaboration pleinement et de grand coeur. C’est d’ailleurs la plus efficace » (Discours pour le nouvel an 1941).

Plus prosaïquement, le Père de Lubac rappelle ce mot du cardinal Casaroli, destiné à justifier la visite de Gromyko au pape Paul VI : « Si on veut venir en aide à des gens emprisonnés, il faut nécessairement traiter avec le gardien de la prison » [[Cité par le cardinal Martin, in « Osservatore Romano » du 31 mars 1992.]].

Rappelons enfin que la reconnaissance d’un pouvoir ne doit pas se confondre avec la soumission inconditionnelle a priori à tous les actes du pouvoir. La référence ultime de l’obéissance à une loi est sa conformité à la loi divine et à « la droite raison ». D’autre part, la légitimité du pouvoir tient moins à son origine qu’à sa capacité à assurer le bien commun temporel de la société, qui est l’objet même de la politique. Enfin, la réaction des citoyens à l’égard des injustices constitue un devoir qui ne s’impose pas de la même manière, ni avec la même force impérative, à tous : il faut tenir compte de la situation, des circonstances, des compétences et des responsabilités…

Des silences qui demeurent

Comment expliquer cependant qu’une réalité historique certes complexe et subtile mais de mieux en mieux appréhendée par l’historiographie, surtout la plus récente et la plus scientifique, puisse être à ce point déformée ? L’intermédiaire médiatique n’explique pas tout : certains silences sont parfois d’une éloquence assourdissante.

Pourquoi n’évoque-t-on jamais la persécution religieuse proprement anticatholique ? Car Hitler, qui lisait Voltaire avec délices, ne faisait pas mystère de ses intentions : « Je vous garantis que, si je le veux, j’anéantirais l’Eglise en quelques années » [[Hermann Rauschning, « Hitler m’a dit », p 69.]]. Et le témoin de ces propos du Führer ajoute qu’alors, méthodiquement et scientifiquement, on a entrepris une lutte d’extermination contre tout ce qui était chrétien en Allemagne. Les dirigeants du IIIème Reich avaient saisi d’emblée les conséquences politiques de la Doctrine de l’Eglise : « Les vrais chrétiens, disait Himmler, figurent automatiquement parmi nos adversaires : l’ennemi les compte tous dans ses rangs » [[Cité par Charles Molette, « En haine de l’Evangile », Fayard 1993, p 105.]].

La liste est longue de ceux qui ont vérifié dans leur chair, voire jusqu’au sacrifice de leur vie, cette haine de l’Evangile. Le Père Riquet se souvient ainsi, en 1992, de ces « six cents prêtres de France fusillés, décapités ou envoyés en déportation pour s’être employés à sauver les Juifs, avoir protesté contre la persécution qui les poursuivait, avoir aidé les jeunes à se soustraire au Service du Travail Obligatoire (STO) en Allemagne ou les avoir accompagnés comme aumôniers clandestins » [[Cité par Charles Molette, « Prêtres, religieux et religieuses dans la résistance au nazisme(1940-1945) », Fayard 1995, p 15.]].

Beaucoup de prêtres mais aussi de jocistes français se sont en effet rendus volontairement et clandestinement en Allemagne, animés d’un zèle missionnaire remarquable. Ils avaient senti la nécessité de soutenir spirituellement leurs compatriotes requis du STO, plus vulnérables au delà du Rhin. Mgr Molette a rendu compte de la persécution que les nazis ont organisée, surtout à partir de décembre 1943, contre cet apostolat catholique français : « Partout (…) c’est la raison religieuse et ecclésiale qui a été le motif de l’arrestation et de la condamnation (…), uniquement pour motifs religieux, pour messes célébrées, « en haine de l’Evangile », pour messes entendues, pour réunions d’action catholique ou de lecture d’Evangile, à cause du cardinal Suhard « qui vous a envoyés », à cause du pape et de l’encyclique Mit Brennender Sorge, etc. C’est l’expression même de la vitalité ecclésiale et du sacerdoce hiérarchique qui est en jeu : le sacerdoce et l’eucharistie, l’Evangile et la doctrine, l’apostolat et son rayonnement, la communion avec les évêques et le pape, etc » [[Id supra, p 137.]].

On conçoit qu’alors ce drame qui conduisit une cinquantaine de français au martyre ne constituait pas pour les évêques un enjeu simplement secondaire. Comment comprendre qu’aujourd’hui par contre une telle page de gloire et de sang reste ignorée ? « Sur la question précise des martyrs, tout se passe comme si les historiens et le personnel de l’Eglise se trouvaient amenés à entretenir une sorte de conspiration du silence » [[Charles Molette – « En haine de l’Evangile », Fayard 1993, p 7.]].