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Pierre-Yves Gomez : « Le modèle économique est insoutenable »

Dans une interview donnée à la revue Permanences (Ichtus), Pierre-Yves Gomez affirme avec force que nous sortons d’une ère d’opulence factice. Il appelle à retrouver le sens du travail, à penser un autre modèle économique en nous appuyant sur des critères communs de discernement d’un bien objectif. Il appelle le peuple à jouer un rôle de transformation économique et sociale.

Economiste et professeur de stratégie, chroniqueur au quotidien Le Monde, Pierre-Yves Gomez est spécialiste du lien entre l’entreprise et la société, il est co-initiateur du courant pour une Ecologie Humaine.

Permanences – Au moment de l’affaire grecque, vous avez écrit un article dans lequel vous affirmez que «Nous sommes en train de sortir d’une ère d’opulence factice». Qu’entendez-vous par-là ?

Pierre-Yves Gomez – Nous sommes dans une ère d’opulence, parce que depuis trente ans, nous avons l’impression de vivre dans un contexte particulièrement facile, riche et généreux, où il y a énormément de biens, de consommation et d’opportunités possibles. Nous avons donc le sentiment que la société occidentale, la nôtre, est opulente.

Mais cette opulence est factice. D’abord, parce qu’elle est très largement le fruit d’un travail qui n’est plus réalisé chez nous, mais ailleurs. On nous présente notre société comme ludique, facile et riche ; mais on oublie qu’elle est ludique, facile et riche parce qu’on a délocalisé, dans une autre partie du monde, une partie du travail et de l’activité qui n’était ni ludique, ni facile et qui, s’il elle engendrait notre richesse, ne créait pas la richesse de ceux qui travaillent.

Notre opulence est donc factice du fait que nous avons le sentiment de la produire alors qu’elle est produite ailleurs. L’un de mes collègues m’expliquait récemment qu’il n’y avait plus d’industrie. Je lui ai rappelé que s’il n’y a pratiquement plus d’industrie chez nous, il y en a beaucoup aujourd’hui dans les pays émergeants, comme la Chine ou le Brésil, et que les personnes qui se sont déplacées de la campagne vers les villes, pour en constituer la main d’oeuvre, comprennent ce qu’est l’industrialisation et les conditions de vie industrielle telles que nous les connaissions au XIXe siècle…

La deuxième raison de la facticité de cette opulence réside dans le fait que nous avons exploité les ressources, matérielles et humaines, de manière extrêmement rapide. Nous sommes effectivement riches, mais parce que nous avons énormément utilisé les ressources, dont la ressource humaine. Y compris chez nous, le travail humain a été énormément utilisé, jusqu’à ces phénomènes de burn-out ou de grande fatigue liées au travail, ce qui est un grand danger pour la société.

Et la troisième raison vient du fait que nous avons payé cette opulence par la dette. Nous avons reporté sur les générations futures le coût de l’opulence que nous vivons.

En résumé, nous achetons des produits que nous ne fabriquons pas et qui ne sont pas chers parce qu’ils sont fabriqués ailleurs ; nous avons considérablement exploité des ressources qui feront défaut aux générations futures ; et nous avons créé cette opulence par de l’endettement.

Donc l’opulence existe, on ne peut pas la nier, mais elle est factice.

P – Allons-nous sortir de cette ère et comment pouvons-nous nous y préparer ?

P-Y G. – Cette opulence a été créée de manière artificielle. L’artifice ne pouvant pas durer éternellement, il est évident que nous allons en sortir. De quelle manière, c’est tout l’enjeu de la génération qui vient…

Il faut avoir cette vision tranquilisante de l’Histoire… Nos ancêtres ont été eux-mêmes confrontés à des transitions bien plus dramatiques.

N’exagérons donc pas le caractère un peu apocalyptique de la situation de notre société.

On a toujours tendance, au moment où ça change, à dire : «il ne faudrait pas que ça change». Mais soyons objectifs : avons-nous vraiment envie de tout conserver de la société de laquelle nous sortons ? Société dans laquelle il y a plein de choses qui nous paraissent injustes, impossibles à soutenir, polluantes… Il est donc bon de changer. Il ne faut pas envisager cette transformation comme une sortie de route qui va remettre en cause la société elle-même.

Le changement est inclus dans l’Histoire, notre seule question est de savoir si nous allons être de ceux qui le craignent ou de ceux qui espèrent et qui vont agir pour que ce changement améliore la société. Une société qui a des aspects extrêmement positifs importants pour nous et d’autres devant être nettement améliorés.

De ce fait, la question qui se pose est celle du conservatisme : qu’est-ce que je veux conserver ? J’aime beaucoup citer l’auteur sud-américain Borges qui disait : «nous sommes tous conservateurs mais nous ne somme pas d’accord sur les choses que nous avons à conserver».

La question que doivent se poser aujourd’hui les citoyens est celle-ci : qu’est-ce qui me paraît important de conserver pour les générations futures ? Et qu’est-ce qu’il me paraît important de changer pour les générations futures ? La personne qui ne fait que combattre sans rien transmettre, est aussi dérisoire et naïve que la personne qui veut tout conserver et ne rien transformer.

Il y a des choses importantes à conserver qui sont des acquis de civilisation. Et je dois également me battre pour transformer les choses nuisibles. Il faut assumer les deux en même temps. Dès lors, on se place dans une dynamique d’espérance.

P – Je reviens sur votre ouvrage «Le travail invisible». Nous traversons une crise du sens et de la dignité du travail humain. Quel est votre diagnostic et comment pouvons-nous favoriser une économie qui respecte le travail humain ?

P-Y G – J’essaie de dire, notamment dans ce livre, qu’il ne s’agit pas vraiment d’une crise du travail, c’est une crise d’absence du travail. Depuis une trentaine d’années, nous sommes entrés dans une société de négation du travail.

Le travail est le cœur même de l’activité de l’homme. L’homme dans le monde se caractérise par son travail. L’Homo faber, c’est celui qui transforme des pierres en outils, c’est-à-dire en objets qui peuvent être utilisés de nouveau pour fabriquer. Et le propre de l’homme ce n’est pas de construire une hutte, c’est de transformer son environnement pour le rendre plus sûr, plus fécond et plus beau par le travail qu’il exerce.

Et il ne faut pas penser au seul travail salarié ou au travail quotidien. Il s’agit de l’acte même de travailler, c’est-à-dire être par la confrontation à l’environnement, et se dépasser pour imposer ce qu’on juge, encore une fois, plus sûr, plus fécond et plus beau.

Le travail est donc le cœur même de toute société. Or, depuis une trentaine d’années, le travail a disparu. Je parle des sociétés occidentales, avancées dans le progrès. Disparu parce que la société de loisir, de divertissement, la société ludique comme on dit, a été considérée comme la quintessence de la civilisation. Du coup, la société du travail, a été évacuée officiellement vers les pays du Sud pour que les pays du Nord apparaissent «être» et «vivre» comme des sociétés ludiques. C’est une évacuation idéologique du travail.

Par ailleurs, il y a une évacuation concrète dans les entreprises du fait de la financiarisation. L’entreprise est gérée par des rapports, des normes, des tableaux de bord, des ratios, des équations, et on oublie les humains, les travailleurs, les personnes, qui exercent quotidiennement leur activité, leurs compétences dans le travail concret. Du coup, le travail a disparu des radars. Ce qui apparaît, c’est le profit, le résultat, la performance, mais le travail que font réellement les personnes a disparu.

C’est une crise de la dignité du travail et… du travailleur. Ce n’est pas que le travail soit devenu indigne, ce serait injuste de dire cela, les conditions de travail se sont évidemment améliorées.

Ce qui est nié, c’est le sens et la nécessité du travail. Pourquoi une société est-elle fondée sur le travail ? Pourquoi existe-t-il des travailleurs, des personnes qui, par le travail, contribuent à la vie de la communauté, contribuent à établir un peuple au travail ? C’est cette dignité de l’homme au travail qui a été perdue.

P – Comment initier des processus dans les entreprises, et dans la société, pour redonner ce sens du travail humain ?

P-Y G – Redonner le sens du travail suppose de réincarner le travail. Les personnes qui travaillent, ce sont des travailleurs, des personnes qui existent. C’est ça qui est perdu, c’est ça qu’il faut remettre ensemble : le travail et les travailleurs.

Les deux grands théoriciens du travail sont Karl Marx et Simone Weil ; et Simone Weil dépasse Karl Marx en montrant qu’on perd la liberté lorsqu’on perd la liberté de donner du sens à son travail. Le propre même de la liberté humaine, est de donner du sens à son travail.

Pour retrouver la dignité du travail, le sens et le goût du travail, l’importance sociale et citoyenne du travail, il faut ramener le plus possible la décision sur le contenu du travail au niveau du travail lui-même. Évidemment, la division du travail a tendance à éloigner de plus en plus les niveaux de décision de l’activité elle-même. De surcroît, la division du travail morcelle tellement l’intervention de celui qui travaille à la fabrication du bien produit que le travailleur ne sait plus ce qu’il fait exactement et perd le sens de la finalité de son travail. Nous avons besoin de ramener le plus possible chaque travailleur au sens de ce qu’il fait. Alors comment faire ? Les choses sont faciles à dire et difficiles à faire…

P – Des solutions à cette impasse sont pourtant actuellement recherchées dans les entreprises et même dans les grandes firmes..

P-Y G – Et en particulier dans les grandes entreprises mondialisées. Il y a une réelle volonté de retour à l’autonomie des travailleurs, à la réappropriation du sens du travail, à la subsidiarité. Les entreprises sont conscientes d’avoir atteint une limite dans la mise à distance des hommes qui travaillent et des hommes qui gèrent le travail.

La tendance est à redonner du pouvoir d’action à ceux qui agissent. Mais je crois que ce n’est pas là que ça va se jouer.

Les choses vont se jouer de plus en plus en-dehors des grandes entreprises car, précisément, ces entreprises ont été inventées pour diviser le travail. Or, on assiste aujourd’hui au développement d’une forme de travail de plus en plus personnel. Je sais que cela fait peur à beaucoup, mais il faut vivre cette mutation dans l’espérance.

P – Est-ce l’uberisation ?

P-Y G – Uber a défrayé la chronique parce qu’il est la manifestation du fait qu’il existe des plateformes permettant aujourd’hui de relier une offre de service à une demande de service sans passer par une entreprise. Ce n’est peut-être pas une solution mais, dans l’évolution de nos sociétés, c’est une transformation extrêmement importante. L’existence de ces plateformes informatiques permet de se passer du monopole de l’entreprise, du lieu de l’entreprise, pour observer les demandes et fournir les offres.

N’importe qui peut être un offreur de services dès lors qu’il est relié à une plateforme qui l’informe des demandes qui existent. Cette démarche peut changer radicalement notre société et l’on voit toute la terreur, évidemment, que cela peut générer…

P – On parle de précarisation par exemple…

P-Y G – Dans la logique de l’ancienne société du travail salarié, c’est une précarisation. Et il va falloir trouver des moyens d’éviter la précarisation.

Mais c’est aussi une toute nouvelle façon de se penser au monde par le travail. Car beaucoup de personnes qui ne pouvaient pas travailler et offrir leurs talents parce qu’il n’y avait pas de «lieu entreprise» pour les offrir, pourront directement l’offrir, si tant est qu’il y ait une demande.

Nous sommes à l’aube d’une transformation très importante de notre relation au travail. Notre responsabilité va être engagée pour trouver ces nouvelles formes de travail qui correspondent à cette société de l’internet.

P – Nombreux sont ceux qui appellent à un changement de modèle économique, y compris le pape. Existe-t-il un modèle économique alternatif ?

P-Y G – Cet appel au changement de modèle est récurrent depuis trois siècles dans l’Histoire. C’est dire si le modèle que l’on a inauguré il y a trois siècles est problématique. Aujourd’hui l’appel à un changement de modèle vient du fait que l’opulence étant factice, on va rapidement se heurter au mur qui consiste à retomber dans la vraie vie…

P – Le système est-il insoutenable ?

P-Y G – Il est insoutenable au sens anglais : ce n’est plus durable. De ce point de vue, on est obligé de changer de modèle. Plusieurs solutions sont envisagées.

La première est de penser qu’il y a un modèle de rechange quelque part dans un tiroir qu’il suffit d’ouvrir, puis de déployer le plan et le mettre en place. C’est le grand soir qui change la vie pour que se mette en place une nouvelle société. Même si cette idée existe encore chez certains courants écologiques, il n’y a plus beaucoup de personnes qui l’adoptent.

L’autre solution serait de dire l’inverse : laissons faire, on va bien trouver des solutions en cours de route, le changement va avoir lieu de manière «incrémentale», pas à pas ; et comme toujours, on s’en sortira.

Ne soyons pas naïfs, si pas à pas on va vers la falaise, on tombe de la falaise. Il a des moments historiques où il faut aller vite… Quand on ne va pas vite, il y a une rupture, qui s’appelle guerre, désastre, catastrophe et rappelle que le temps peut jouer contre nous. Alors, que nous reste-il comme solution ?

L’opulence factice nous renvoie à une ère où la consommation est factice, c’est la société du gaspillage, on peut acheter beaucoup, changer son portable, sa voiture,… sans se soucier du fait qu’il y a accumulation d’objets et de détritus qui, fatalement, coûtent à la planète et à nous-mêmes, en terme de ressources et de temps… Donc en terme de consommation aussi, cela va nécessairement changer.

Au niveau individuel, il faut changer nos comportements en responsables : qu’est-ce que je veux conserver et qu’est-ce qu’il est important de changer ? Dans ma consommation aussi, il y a des choses qu’il faut conserver parce que c’est un progrès par rapport à mes grands-parents ; et d’autres à changer.

Au niveau collectif, une tendance consiste à dire : si nous changeons nos rapports avec nos voisins, dans notre entreprise, cela fera changer le monde. Certes, cela fera changer nos pratiques avec nos voisins et dans l’entreprise, et peut engendrer de nouvelles sociabilités.

Mais à un moment donné, il faudra aussi s’attaquer aux structures. Car il y a de nombreuses structures qui sont négatives, qui structurellement conduisent à faire le mal, même si on veut faire le bien.

Il faut changer les choses à ces deux niveaux, simultanément. Il faut penser et agir au local dans nos domaines de compétences, mais il faut aussi penser et agir pour la transformation globale du système en lui-même.

P – Cela signifie-t-il que la vertu personnelle ne suffit pas ?

P-Y G – Une partie de la finance spéculative peut avoir de vertueux spéculateurs, mais il reste que le fait même de la spéculation nous entraîne dans des logiques qui ne sont pas vertueuses.

Il faut donc aussi nous réapproprier la réflexion sur les systèmes eux-mêmes. Et je crains que nous ne soyons dans une société «post-grand récit» comme on dit. Après la fin du marxisme, l’effondrement des grandes utopies politiques, nos contemporains ne font plus confiance et ne veulent plus s’engager dans les grandes aventures de philosophie politique. Du coup, ils en restent qu’au local, en oubliant qu’il faut aussi s’attaquer à ce qui, dans notre société, empêche les pratiques locales. Mais il faut bel et bien s’engager dans les deux dimensions en même temps.

P – Existe-t-il des «communs» qui puissent permettre au peuple de participer à des processus de transformation économique et sociale ?

P-Y G – Les communs, ce sont les propriétés qui n’appartiennent à personne en particulier, ni au collectif, mais à ceux qui en font usage. Ce n’est pas l’État qui contrôle, ni le privé, c’est le fait d’être ensemble qui construit un lieu qui est commun. C’est vrai pour les entreprises et tous les corps intermédiaires.

Un «commun» c’est un com munus, une dette commune. De quoi sommes-nous redevables pour former une communauté ? De ce dont nous avons hérité. Le «commun» est le socle de ce que je veux conserver, avec d’autres, en communauté.

Le peuple est une communauté qui est de retour comme objet social. Il y a, parmi toutes les communautés, un lieu commun qui est notre langue, notre passé, notre histoire, nos rituels. Cela crée une communauté particulière qui est un peuple, qui a à cœur de conserver ce qui est important pour demain.

Les pays qui se sont transformés radicalement se sont transformés à partir du peuple, par exemple en Pologne ou en République Tchèque. Nous devons revenir à ce que signifie le peuple de France, qui a un génie propre et qui a été un peu écrasé par la nation et l’État.

Ce n’est pas une résistance archaïque de retour en arrière, mais le peuple est dépositaire de ce qui est essentiel à conserver. Il a donc une place centrale dans les processus de transformation.

P – Pour discerner ce qu’il est important de conserver, encore faut-il définir ce qu’est un bien objectif ?

P-Y G – Oui, et on peut comprendre en conséquence pourquoi la société libérale s’est toujours méfiée de cette affaire de conservatisme et s’est projeté dans le progrès, avec l’idée que le marché crée le progrès. C’était vrai aussi pour le communisme. C’est la même logique qui ne pose pas le temps de la délibération sur le bien.

Pour délibérer sur ce qui nous paraît essentiel de maintenir pour demain, il nous faut partager des critères de bien, de juste et de vrai. Ce sont des transcendantaux.

Ici la question n’est pas de savoir si ça va être plus performant ou plus efficace, mais en quoi c’est plus juste, plus beau, plus vrai.

Il n’y a pas de futur pour une société s’il n’y a pas de lieu où l’on essaie en vérité de penser ce qui, venant du passé, est bien pour l’avenir. Comme peuple, nous héritons et nous voulons apporter cet héritage à d’autres. Ce dont nous héritons il faut le qualifier, et cela ne va pas de soi. C’est un élément important de la reconquête du politique.

Refaire de la politique, ce n’est pas simplement créer des structures ou de la démocratie locale, c’est s’interroger sur le bien qui nous est commun. Le bien étant commun, nous pouvons faire une communauté. Or, l’économie moderne a été pensée pour ne plus se poser la question du bien. On se pose la question de l’efficace, du performant, mais pas du bien.

Or, quelque chose peut être efficace mais ne pas correspondre à un bien, comme Hannah Arendt l’a montré. Le mécanisme qui nous mène à ne plus nous poser la question du bien fait le malheur de la société occidentale. Cela pose la question du sursaut de la conscience pour fonder une vraie pratique politique, pour se réapproprier la politique.

Propos recueillis par Guillaume de Prémare